Pierre Bourdieu
Sur la télévision
Traduction de
Darwish El Halwagy
Edition LIBER
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Sur la télévision
Pierre Bourdieu
Analyse
Au cours de deux leçons au Collège de France, Pierre Bourdieu se propose de mettre au jour les mécanismes sociaux de l'univers des journalistes de télévision. Son intervention est motivée par sa conviction que ces mécanismes menacent «différentes sphères de la production culturelle» et plus fondamentalement, la démocratie. Son but est de donner aux professionels de la télévision «les armes et les outils» pour exercer leur métier dans de meilleures conditions.
I. Le plateau et ses coulisses
Pierre Bourdieu commence sa réflexion en se demandant dans quelles conditions les chercheurs, les artistes, les écrivains, qui ont pour mission de restituer un savoir, peuvent passer à la télévision. La télévision en effet, soumet ceux qui s'y expriment à un certain nombre de contraintes.
Une censure invisible
Ceux qui accédent à la télévision perdent leur autonomie. Ils se voient en effet imposer un sujet, des conditions de la communication particulières, et un temps limité. Cette censure est bien plus subtile qu'une censure politique ou économique. Elle est anonyme et inconsciente (Pierre Bourdieu la qualifie de violence symbolique, qu'il définit comme une contrainte qui s'exerce avec la complicité de celui qui la subit). Son expression la plus visible, ce sont les faits divers qui font diversion, qui ne choquent personne mais ne touchent à rien d'important, meublant donc le temps rare de la télévision par des informations sans intérêt pour le citoyen.
Cacher en montrant
L'autre forme de censure consiste à travestir la réalité. Les journalistes de télévision sélectionnent dans la réalité un aspect particulier, en fonction de leur catégorie de perception, dont l'un des principes est la recherche du sensationnel. Ils ne s'intéressent qu'à ce qui est exceptionnel pour eux, à ce qui sort de l'ordinaire par rapport aux autres journaux, à savoir le scoop. Ce reflet biaisé de la réalité n'est pas sans danger politique, car l'image peut faire voir et faire croire à ce qu'elle fait voir, ce que Pierre Bourdieu appelle un effet de réel. Dès lors, le monde social est décrit-prescrit par la télévision, celle-ci devient le lieu par excellence de l'accès à l'existence sociale et politique.
La circulation circulaire de l'information
L'univers des journalistes est très concurrentiel, voire conflictuel. De ce fait, les produits journalistiques ont tendance à s'uniformiser. Se surveillant sans cesse, se copiant mutuellement, les journalistes finissent tous par parler des mêmes choses, ce qui crée un effet de clôture, un enfermement mental. Dès lors, les choix en matière d'information sont dictés non plus par un journaliste, souverain, mais par le jeu collectif auquel ils se livrent tous, autrement dit par la circulation circulaire de l'information. Ce jeu collectif est lui-même soumis à la dictature de l'audimat, l'instance légitime de légitimation, qui impose sa logique à la télévision toute entière, et au travers elle, à tous les secteurs de la production culturelle.
L'urgence et le fast thinking
La dictature de l'audimat se traduit par la pression de l'urgence. Soumis à la logique de la concurrence, les journalistes se battent pour être parmi les premiers à couvrir un scoop. Dans de telles conditions, ils n'ont plus le temps d'avoir du recul, ils ne pensent que par idées recues, qui, parce que banales et communes, n'ont pas besoin d'être démontrées et qui sont déjà reçues par les télespectateurs. La télévision n'est plus dès lors le lieu de la pensée, mais du fast-thinking.
Des débats vraiment faux ou faussement vrais
Les débats à la télévision ne renvoient souvent à aucun enjeu social. Il y a les faux débats, où les invités font semblant de débattre et de s'opposer, car dans la vie ils appartiennent au même monde, ils se connaissent et se reconnaissent. Il y a aussi les débats faussement vrais, qui sont une parodie de débat démocratique, parce que le présentateur impose le sujet et les règles du jeu, distribue la parole de façon inégale et valorise ou dévalorise les différents participants. D'autre part, la composition du plateau construit un espace artificiel de discussion, constuction qui répond à des schémas pré-établis (le débat pensé selon le modèle du catch), et qui respecte la complicité des professionnels, adepte du fast-thinking.
Contradictions et tensions
Les journalistes de télévision, liés par des relations de concurrence et de connivence, sont soumis à des contraintes invisibles, contraintes qu'ils imposent à l'ensemble de la production culturelle en raison de la place de la télévision dans notre société. Cela suscite de graves tensions au sein de la communauté des journalistes, entre ceux qui les acceptent et ceux qui les refusent.
II.La structure invisible et ses effets
Parts de marché et concurrence
Les journalistes sont soumis aux contraintes de l'espace social dans lequel ils travaillent. Cet espace (appelé champ) est structuré par des rapports de force objectifs, qui opposent les différents médias entre eux (chaînes et journaux) et, à l'intérieur de ces médias, les journalistes, lesquels se concurrencent pour avoir le scoop. Le champ journalistique tend aujourd'hui à être dominé par la télévision, économiquement et symboliquement.
Une force de banalisation
Par sa puissance de diffusion, la télévision produit des effets qui se font sentir dans tout l'espace social. Or, voulant toucher le public le plus large possible, elle fournit une information uniformisée (information omnibus), banalisée, dépolitisée qui a des effets politiques et culturels dangeureux. Détenant le monopole des instruments de production et de diffusion à grande échelle de l'information, les journalistes de télévision imposent leur vision du monde à l'ensemble de la société et en viennent à dominer tous les secteurs de la production culturelle, car ce sont eux qui donnent l'accès à la notoriété publique.
Des luttes arbitrées par l'audimat
En dominant le champ journalistique, la télévision impose un certain modèle de journalisme. En premier lieu, c'est elle qui dicte ce dont il faut parler, car il n'y a pas de nouvelle intéressante qui ne soit reprise par la télévision. La télévision impose également une certaine vision de l'information, celle qui fait de l'audimat, à savoir le sensationnel et le fait divers. De ce fait, elle impose une certaine catégorie de journalistes, ceux qui sont les moins exigeants, les plus acquis au diktat de l'audimat. La télévision généralise en somme la mentalité audimat à tout le champ journalistique.
L'emprise de la télévision
Dominant d'autres secteurs de la vie sociale (d'autres champs sociaux), la télévision les soumet par la même à la contrainte commerciale. Elle va par exemple gêner le déroulement normal de la justice en ce faisant le porte parole de l'émotion populaire (autre incarnation de l'audimat) et en s'octroyant le pouvoir de juger. De même, la télévision impose sa logique au champ littéraire en descernant des prix, c'est-à-dire une reconnaissance, aux écrivains qui accepte cette intrusion, voire l'instrumentalise.
La collaboration
La télévision domine d'autres champs sociaux en s'appuyant sur des collaborateurs, c'est-à-dire des personnes qui ne sont pas bien intégré à leur champ ou qui sont mal reconnu par leurs pairs, et qui ont besoin d'un appui extérieur pour s'imposer. Des écrivains vont ainsi faire reconnaître leur production en passant dans des émissions littéraires connues, ils vont même produire pour pouvoir passer dans ces émissions.
Droits d'entrée et devoir de sortie
Pierre Bourdieu ne cherche pas cependant à interdire aux producteur culturels l'accès à la télévision, accusée de tous les maux. Ces derniers ont au contraire le devoir de diffuser leur savoir, mais s'ils le font à la télévision, ils doivent imposer leur propre condition de diffusion.
Synthèse
Le livre de Pierre Bourdieu s'articule autour des quatre idées suivantes.
La télévision est soumise à la dictature de l'audimat:
- les journalistes de télévision ont une mentalité audimat, ils ne pensent qu'en termes de succès commercial; le marché est reconnu comme instance légitime de légitimation ;
- de ce fait, les informations qu'ils produisent sont axées sur le sensationnel, ils se battent pour être les premier sur les scoops;
- ils ont une prédilection pour les faits divers, parce qu'ils font de l'audience;
- la télévision n'est plus le lieu de la pensée, mais du fast-thinking.
En conséquence, la réalité est travestie par une censure invisible:
- les faits divers sont des faits qui font diversion, ils cachent l'essentiel derrière l'insignifiant;
- les journalistes de télévision sélectionnent dans la réalité un aspect particulier, en fonction de leur catégorie de perception, dont l'un des principes est la recherche du sensationnel ;
- les choix en matière d'information sont dictés par la circulation circulaire de l'information ;
- ils ne pensent que par idées reçues ;
- des relations de connivence les lient avec ceux qu'ils sont censés interroger.
Or, la télévision exerce une influence déterminante dans la société:
- le monde social est décrit-prescrit par la télévision, celle-ci devient le lieu par excellence de l'accès à l'existence sociale et politique;
- les journalistes de télévision imposent leur vision du monde à l'ensemble de la société;
- voulant toucher le public le plus large possible, la télévision fournit une information uniformisée (information omnibus), banalisée, dépolitisée qui a des effets politiques et culturels dangereux.
Au point de dominer l'ensemble des champs sociaux:
- le champ journalistique tend aujourd'hui à être dominé par la télévision, économiquement et symboliquement;
- c'est elle qui dicte ce dont il faut parler, car il n'y a pas de nouvelle intéressante qui ne soit reprise par la télévision;
- elle tend à dominer tous les secteurs de la production culturelle, car c'est elle qui donne l'accès à la notoriété publique;
- dominant d'autres secteurs de la vie sociale, la télévision les soumet à la contrainte commerciale à laquelle elle est elle même soumise.
Wespiser Cédric
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La télévision comme espace de représentation viciée
Présentation de l'analyse de Pierre Bourdieu
" Il faudrait toujours vérifier qu'on va à la télévision pour (et seulement pour...) tirer parti de la caractéristique spécifique de cet instrument, le fait qu'il permet de s'adresser au plus grand nombre, donc pour dire des choses qui méritent d'être dites au plus grand nombre." Pierre Bourdieu, Le Monde diplomatique, avril, 1996.
La télévision est l'un des médias les plus cher, ce qui la rend, plus que d'autres, sujette au "diktat" de l'audimat Voir le même constat chez Régis Debray . C'est aussi le média qui permet de capter l'audience la plus grande : " être vu à la télévision" assure en peu de temps une notoriété sans commune mesure avec celles qui peuvent émerger de cercles d'influence plus étroits comme par exemple la reconnaissance par les pairs dans des cercles spécifiques de compétence (Universités, Centres de recherche, milieux artistiques, Magistrature, etc.).
La télévision court-circuite les règles d'évaluation des productions par les personnes les plus compétentes dans chaque domaine, en même temps qu'elle impose des contraintes de présentation qui rogne toute profondeur. En cela, elle fait courir à toutes les productions culturelles le risque d'une dégénérescence démagogique. Explication
En peu de mots : l'essentiel !
Pierre Bourdieu, souligne que l'exercice authentique de la pensée demande du temps.Or le culte de l'audimat emprisonne l'expression télévisuelle dans une double urgence :- La chasse au "scoop"d'une part ; - L'impératif de concision d'autre part.Par ailleurs, le souci du consensus ( qui est la conséquence du "diktat" de l'audimat) achève de rendre l' information anecdotique et donc politiquement insignifiante. .Il faut donc interroger la télévision dans ce qu'elle montre et dans sa façon de le montrer, mais surtout aussi dans ce qu'elle ne montre pas et devrait montrer pour jouer réellement sa fonction d'instrument d'information publique !
La chasse au "scoop" et le culte des représentations spectaculaires La concurrence entre les chaînes pour la plus grande audience a pour résultat que chacune se jette à corps perdu dans la quête du spectaculaire avec une dramatisation volontaire de tous les contenus. (Ce qui a d'ailleurs paradoxalement pour effet d'anesthésier la perception).
Dès lors, pour qu'une information ait une chance d'être reprise par la télévision, il faut déjà la présenter sur un mode spectaculaire : ainsi le mouvement Act -up n'aurait sans doute pas bénéficié de la même "couverture médiatique" s'il n'avait su, dès son début, exploiter tous les ressorts d'une visibilité propre à séduire les médias ( port de masques, manifestations qui prennent la forme de "performances" dans les rues, détournement de monument - la gigantesque "capote" de la Place de Concorde !).
Toutefois, le "diktat" de l'audimat impose aussi de ne jamais risquer de perdre trop de parts d'audience par des soutiens et prises de positions trop polémiques. A la télévision, les vrais débats sont donc consciencieusement éludés au profit d'un babil pontifiant et simplificateur. C'est là qu'interviennent ceux que Pierre Bourdieu appelle les "Fast-Thinkers" (p. 30), ces intellectuels (écrivains ou journalistes) qui vont dire sous une forme ramassée, fluide et élégante, ce que tout un chacun pourra facilement répéter sans davantage entrer dans un vrai débat.
Dans l'urgence, on ne peut pas penser : "Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n'avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre... parce qu'ils ne pensent que par idées reçues..." P. 30 ( Nous reprendrons cette critique plus loin !)
Ainsi le devoir de consensus, directement impliqué par le souci de l'audimat, aplanit toute l'information. Sous couvert de "spectaculaire", toutes les aspérités sont savamment gommées, neutralisées.
La représentation des faits-divers pour "faire diversion"...Pierre Bourdieu souligne aussi combien ce double souci de l'audimat et du consensus rend la télévision friande de faits divers ( criminalités, catastrophes naturelles ). Le privilège accordé à ce type d'information révèle un parti pris d'occuper le temps d'antenne par des objets de discours insignifiants puisqu'ils sont de l'ordre des aléas naturels ou des pathologies privées ; ces sujets sont sans enjeux politiques ; ou du moins, ils peuvent aisémentêtre commentés sur un mode consensuel. ( Il en est de même des événements sportifs...)
Nous résumons les pages 16 et 19, lire aussi p. 50 à 52 :De même que les prestidigitateurs attirent l'attention sur autre chose que sur ce qu'ils font, le fait divers "fait diversion". L'évocation du fait divers attire l'attention du public sur des faits qui sont certes de nature à intéresser tout le monde mais "sur un mode tel qu'ils ne touchent à rien d'important" ; ce sont des fait "omnibus", qui emportent l'assentiment de tous sans diviser : ils font "consensus". " Si on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles c'est que ces choses futiles sont en fait très importantes dans le mesure[...où elles se substituent] aux informations pertinentes que devrait posséder le citoyen "lambda" pour exercer ses droits démocratiques". La place dominante accordée aux faits divers dépolitise l'information et réduit la vie du monde à l'anecdote et aux ragots ( qui peuvent d'ailleurs être nationaux ou planétaires sans gagner en substance : vicissitudes de "stars" et des familles royales ! )
La contrainte de concision dans l'exposition(Hantés par l'impératif de séduction, les journalistes ont progressivement abandonné le devoir de pertinence et le souci de profondeur.)
Tout se passe comme s'il fallait absolument que tout le monde puisse comprendre tout ce qui se dit, tout de suite, dès les premiers mots, de peur que le public ne "décroche"...Or seuls les préjugés déjà communément admis ont un tel privilège. ( Seuls les préjugés peuvent être compris sans avoir besoin d'être longuement démontrés puisque ce sont justement des idées reçues par tous de sorte que le problème de la réception ne se pose pas.) " L'échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la communication" P 30. C'est un moment de mondanité où l'important n'est pas dans ce qu'on dit mais dans le fait d'être là, et d'être vu ! ( C.F. P. 11 )... Dès lors, souligne P. Bourdieu, il n'est pas étonnant que les" intellectuels" de la télévision "enfoncent des portes ouvertes" et sacrifient tous aux lieux communs à la mode. Chacun a d'ailleurs sa vulgate propre, son papier tout-prêt, avec quelques belles formules. "La télévision privilégie un certain nombre de fast -thinkers qui proposent du fast-food culturel ( de la nourriture culturelle prédigérée)... "
Des conditions de représentations qui tuent l'exercice véritable de la pensée...et manifestent que l'important est uniquement d'être vu !
Pour qu'un intellectuel ait une chance d'être invité dans un journal télévisé, il faut non seulement qu'il appartienne au cercle relationnel des journalistes les plus en vue, mais il faut surtout qu'il soit capable d'abréger son discours de sorte qu'il ne dise finalement rien de plus que ce que tout un chacun peut supposer.
Dans de telles conditions, pourquoi les intellectuels se pressent-ils tant pour participer aux émissions de télévision ? P. Bourdieu souligne avec ironie qu'il est déjà révélateur que cette question soit si peu posée. Et il répond avec encore plus de lucidité : " En acceptant de participer sans s'inquiéter de savoir si l'on pourra dire quelque chose ou non, on trahit très clairement qu'on n'est pas là pour dire quelque chose mais pour être vu " P11. Sur cette nouvelle aristocratie de l'image voir aussi Régis Debray, cliquez ici.
Gilles Deleuze, dans A propos des nouveaux philosophes et d'un problème plus général, remarquait d'ailleurs que, de plus en plus, bon nombre "d'intellectuels" publient (à intervalles les plus courts et les plus réguliers possibles) des ouvrages qui n'ont pour objectif que de leur assurer des invitations à la télévision. Le grand-Oeuvre (qui suppose des années de travail et de recherche) est délaissé, au profit d'écrits superficiels, plus en phase avec les sujets à la mode. La notoriété acquise par le relais des chaînes de télévision gonfle artificiellement les ventes de ces produits intellectuellement médiocres. La publication de listes des best-seller mêlent volontairement les grands classiques réédités et ces nouveaux produits consacrés par les ventes ; P. Bourdieu souligne que ce procédé achève de confondre (dans l'esprit du public non averti) des auteurs dont l'oeuvre est d'une valeur indiscutable avec ceux dont "la valeur est indiscutablement discutée" - du moins par ceux qui osent encore la critiquer !- (P. 67).
Certes, cette restriction d'estime des "pairs", pourra toujours être interprétée comme un effet de jalousie... Est-ce suffisant pour dédouaner de toute critique les parvenus de l'édition ! Valéry remarquait déjà dans Monsieur Teste que Paris est à la fois la Capitale des Lettres et le lieu d'affrontement de tous les hommes de lettres..." Songez à la température que peut produire dans ce lieu un si grand nombre d'amours-propres qui s'y comparent" Pour en savoir plus, cliquez.
Il est par contre plus grave que la télévision, en consacrant des produits conçus pour séduire la masse, rendent matériellement plus difficile la publication d'oeuvres plus exigeantes et plus déroutantes mais qui, parce qu' elles sont plus denses, seraient capables, à terme, de créer leur public et d 'enrichir l'expérience humaine.
P. Bourdieu ne perd aucune occasion de répéter que les figures les plus novatrices de la littérature et de l'art du XIXème siècle n'avaient que mépris pour les oeuvres à succès de leur époque et s'insurgeaient d'ailleurs à l'idée que l'art puisse être soumis au verdict du suffrage universel.
Ce professeur au Collège de France souligne l'évolution des mentalités sur ce point : il y a encore une trentaine d'années le succès commercial immédiat était suspect ; on y voyait le signe d'une compromission avec les préjugés du siècle et les valeurs établies que consacrent toujours les puissances de l'argent.
Aujourd'hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance "légitime" de légitimation. Or il convient de rappeler qu'historiquement toutes les productions les plus denses de l'humanité ont été produites contre (ou en marge) de ce qui étaient, à leur époque, l'équivalent de l'audimat, c'est-à-dire la consécration immédiate par le grand nombre des "philistins" manipulables.
La nouvelle aristocratie des "personnalités bien vues"
Les journalistes doivent leur importance dans le monde social au fait qu'ils détiennent un monopole de fait sur la diffusion à grande échelle de l'information. "Bien qu'ils occupent une position inférieure (-"de dominé" selon la terminologie de P. Bourdieu-) dans le champ de la production culturelle, ils exercent une forme tout à fait rare de domination puisqu'ils détiennent les moyens d'accès à la notoriété publique"... ce qui leur vaut d'être entourés d'une considération souvent disproportionnée avec leur mérité intellectuel propre. A ceci s'ajoute qu'ils peuvent détourner une part de ce pouvoir de consécration à leur profit... d'où le phénomène de starification de certains journalistes écrivains !
La télévision telle que Pierre Bourdieu la rêvait : Ni Paris-Sorbonne, ni Paris-match en direct vidéo !
Liberté de questionnementPour que la télévision offre de réels espaces d'expression aux intellectuels, il faudrait que les intervenants gardent toujours la liberté de ne pas se contenter de répondre aux questions que les journalistes leur posent, mais qu'ils aient la possibilité d'interroger les présupposés de ces questions et donc de reformuler les enjeux de leur intervention ( ce qui éviterait bien séances de "langues de bois" et des heures passées à pontifier sur des lieux communs.)
La télévision se transformerait alors en véritable temple des polémiques sociales !
Continuité dans l'argumentationIl faudrait bien entendu accorder à chacun le temps de développer pleinement toute la chaîne de ses arguments ( sans que de pseudo impératifs techniques, ni le prétendu souci de la compréhension du "Public" ne viennent interrompre la chaîne du raisonnement.) Pierre Bourdieu, qui a subi ces effets de censure, a une très piquante expression à ce propos : "Les journalistes ont l'art de se faire les portes-parole d'un public imbécile pour interrompre un discours intelligent."
Parité de compétence entre interlocuteursIl faudrait aussi ne faire débattre entre eux que des intellectuels de même force intellectuelle et de formation aussi pointue ... "Il faut un haut degré d'accord sur le terrain du désaccord et sur les moyens de le régler pour avoir un vrai débat scientifique pouvant conduire à un vrai accord ou à un vrai désaccord scientifique". ( p. 72)
Si ces conditions ne sont pas remplies, la rencontre est tout aussi absurde que de prétendre faire "débattre" un astrologue et un astronome ou un alchimiste et un chimiste ! On admet encore volontiers qu'il serait absurde et démagogique de prétendre trancher une question de mathématique par des journalistes qui ont juste trempé dans une culture de vulgarisation mathématique... Mais c'est pourtant ce que la télévision fait régulièrement pour d'autres sciences, tout aussi constituées, comme l'histoire ou la sociologie, sous prétexte que ces sujets intéressent plus directement tout le monde !...
Devoir d'assistanceEn revanche, chaque fois qu'un journaliste reçoit un homme qui n'est pas un professionnel de communication audiovisuelle, (un syndicaliste de base, un chômeur etc..), il faut que le journaliste aide cet homme à trouver ses meilleures conditions d'expression : ce qui suppose une écoute non impatience et une sollicitude qui donne confiance au néophyte. Il faut l'aider à accoucher de ses idées. P.Bourdieu se réfère explicitement à la maïeutique socratique. Lorsque l'homme de la rue est véritablement invité à exprimé sa pensée, il dit souvent des choses tout à fait originales parceque issues d'une réelle expérience.
Il y a donc un devoir d'assistance à l'expression télévisuelle qui doit être rendu par les professionnels des médias à ceux qui ne le sont pas ! Or P.Bourdieu dénonce une pratique discriminatoire radicalement inverse qui privilégie toujours les personnalités au détriment des inconnus dans l'acceuil et la distribution de la parole par les journalistes. La télévision, en ce sens, devient un instrument supplémentaire d'oppression symbolique .
Un certain devoir d'autocensureIl faudrait aussi une forme d'autocensure des journalistes sur les sujets qui encouragent les dérives populistes : on sait en effet que lorsque la télévision se fait l'écho de propos racistes, elle encourage les comportements de même type par la visibilité et la notoriété qu'elle leur donne. P. Bourdieu fustige d'ailleurs la mauvais fois des journalistes qui prétendent ne parler de ces événements que pour les dénoncer alorsqu'ils les renforcent en les représentant.
Les explosions de xénophobie ne sont pas nouvelles, ce qui, en revanche, est dramatiquement nouveau, c'est la possibilité d'exploiter à plein ces passions primaires grâce aux moyens modernes de communication. Et on craint de voir un jour des journalistes ne pas dénoncer un lynchage sous prétexte qu'une majorité d'individus sondés souscrirait à cet accès de violence.
P. Bourdieu conclut : " On doit lutter contre l'audimat au nom de la démocratie... la soumission aux exigences de cet instrument de marketing est l'exact équivalent en matière de culture de ce qu'est la démagogie orientée par les sondages d'opinion en matière de politique ".
Le texte de P. Bourdieu Sur la télévision est la transcription revue et corrigée de l'enregistrement intégral de deux émissions réalisées le 18 mars 1996, dans le cadre d'une série de cours du Collège de France, et diffusées par Paris Première en mai 1996. (CNRS Audio -Visuel)
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Commentaires sur la traduction arabe:
http://www.an-nour.com/old/160/culture&arts/culture_arts.htm
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